La menace Tik Tok
Le torchon brûle entre Tik Tok et les puissances économiques mondiales. Parmi la déferlante d’accusations, l’une d’elles revient systématiquement à la bouche des États : le réseau social représenterait une menace pour la sécurité nationale. Un climat de défiance inédit qui ne provient pas seulement d’outre-atlantique.
Aux quatre coins du globe, presque de concert, les États s’attaquent à l’une des applications reines de nos smartphones, de celles qui ont su conquérir le cœur des ados et pré-ados.
Qui est Tik Tok ?
Loin d’être une modeste plateforme de divertissement pour adolescents, TikTok est l’une des start-up les plus profitables de la planète. Créée en 2017 par la société chinoise ByteDance et valorisée aujourd’hui à près de 100 milliards de dollars, elle a généré 3 milliards de dollars de bénéfice en 2019 pour un chiffre d’affaires de 17 milliards (selon CNBC et Bloomberg). Il s’agit d’une version occidentalisée de l’application Douyin apparue un an plus tôt en Chine. Tik Tok n’opère pas dans l’empire du Milieu, où seul Douyin est disponible.
Le réseau social compte près de 700 millions d’utilisateurs actifs mensuels dans le monde selon Datareportal (données d’octobre 2020) principalement de la génération Z. Sa popularité s’est renforcée à la faveur de la pandemie de Covid-19. Tik Tok revendique aujourd’hui 100 millions d’utilisateurs aux États-Unis avec une acquisition folle de 400 000 nouveaux utilisateurs américains par jour en début d’été 2020.
Alors que son expansion laissait rêveur les start-ups de la Silicone Valley, le vent a brutalement tourné en milieu d’année.
L’inde interdit en masse
Près de 200 applications chinoises ont été bannies par le gouvernement indien ces derniers mois dont Tik Tok. Avec 200 millions d’utilisateurs dans le pays, il s’agit de l’un des plus importants marchés. Un communiqué du Ministère de l’électronique et de l’informatique juge l’application préjudiciable à la souveraineté et à l’intégrité du pays.
Sur les traces de son voisin, le Pakistan a banni l’application en octobre pendant onze jours, jugeant l’application incapable de modérer certains contenus contraires à la législation pakistanaise. Un ultime avertissement avant le blocage définitif selon la Pakistan Telecommunication Authority.
L’Australie lève le drapeau rouge
Après avoir laissé planer le doute, l’Australie a finalement tiré en l’air. Son Premier Ministre a annoncé que l’application pouvait continuer d’opérer en annonçant que “rien à ce stade ne permettait de suggérer que la sécurité nationale était menacée ou que des citoyens australiens aient été compromis à cause de ces applications”.
L’Europe empêtrée dans sa législation
En France, la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) s’est penchée sur Tik Tok en mai 2020. Les Pays-Bas, le Danemark et le Royaume-Uni ont également démarré des investigations indépendantes à cette période.
Mais l’Europe peine à définir quel régulateur a autorité pour lancer cette investigation ; un talon d’Achille dont les géants du web ont déjà su tirer profit par le passé comme ce fut le cas pour Google à plusieurs reprises.
Les États membres ont intégré le groupe de travail du Comité européen pour la protection des données (EDPB), tombant dans une incertitude juridique et une inertie totale. L’Europe a pris la décision le 10 juin dernier d’organiser ce groupe de travail pour « coordonner les actions potentielles et approfondir les connaissances sur les pratiques de l’application ».
En juillet Tik Tok a déplacé ses données stratégiques vers Dublin, dans l’optique de s’établir légalement en Irlande. Ce qui permettrait à l’application d’être à l’abri des investigations de l’EDPB au profit de la Data Protection Commission (DPC) irelandaise.
L’Autorité de protection des données d’Hambourg affirme que ces problèmes de responsabilités paralysent la protection des droits et des libertés en Europe. Elle ajoute qu’à ce jour “nous ne savons toujours pas clairement si le superviseur de cette investigation est la commission irlandaise”.
En fin d’année 2020, aucune avancée notable n’est à signaler.
Les États-Unis lance un blitzkrieg
Les États-Unis ont pris la voie du blitzkrieg politico-économique, accusant Tik Tok d’être une triple menace pour “la sécurité nationale, la politique étrangère et l’économie des Etats-Unis”. Donald Trump a signé un premier décret présidentiel le jeudi 6 août interdisant sous quarante-cinq jours aux Américains toute transaction avec ByteDance, la maison mère de Tik Tok.
Ce décret établit que toute entreprise ou citoyen américain n’aura plus le droit de procéder à des opérations commerciales avec Tik Tok dans le cas où l’application serait toujours détenue par sa maison-mère chinoise. Ce décret pousserait Apple et Google à retirer Tik Tok de leurs stores de téléchargement.
Le Président américain a publié un second décret présidentiel une semaine plus tard — le 14 août — donnant 90 jours à ByteDance pour céder les activités de TikTok aux Etats-Unis, sous peine d’interdiction d’opérer.
Un groupement composé d’Oracle « partenaire technologique de confiance » et Walmart « partenaire commercial » est proposé et approuvé dans la foulée par la Maison Blanche. Les déclarations contradictoires d’Oracle et ByteDance sèment toutefois le doute sur le contenu de cet accord, notamment sur la participation de la maison mère annoncée à 80% par ByteDance.
Pour rappel, la Federal Trade Commission (FTC), le régulateur américain du commerce avait déjà condamné Tik Tok à verser une amende de 5,7 millions de dollars en février 2019 pour sa gestion des données des utilisateurs de moins de 13 ans.
Une guerre au sommet
La guerre économique que mène l’oncle Sam à la Chine est clairement affichée, le Ministre américain de la Justice Bill Barr accusait en juillet dernier la Chine de mener une « guerre éclair économique » afin de « dépasser les États-Unis en tant que première superpuissance mondiale ». L’inquiétude de voir passer l’économie nationale au second rang est donc bien réelle aux USA, une préoccupation au cœur même du Ministère de la Justice.
L’affaire Tik Tok n’est pas sans rappeler d’autres tensions récentes entre Washington et Pékin comme celles sur la 5G, la sécurité nationale à Hong Kong, la militarisation de la mer de Chine méridionale ou encore l’embargo des États-Unis sur le constructeur de smartphones Huawei. Les accusations de Washington sont toujours similaires et dénoncent l’utilisation de méthodes déloyales voire illégales.
Consensus entre Démocrates et Républicains
Malgré la campagne présidentielle qui a fait rage, la menace que représente le développement galopant de l’économie chinoise semble unir tous les bords politiques. Les droits de douane sur les produits importés de Chine sont passés de 3% en moyenne début 2018 à 19% en 2020 selon le Peterson Institute.
Le problème des données
La collecte de données et son stockage à l’étranger, parfois à l’insu des utilisateurs et dans des conditions de profonde opacité, est au cœur du problème.
Dans ce nouvel eldorado que constitue les datas, Tik Tok collecterait massivement auprès de ses utilisateurs pêle-mêle la liste des applications installées, les adresses IP, les coordonnées GPS, le pourcentage de visionnage de chaque vidéo, les likes et commentaires… Une mise à jour iOS a révélé une consultation quasi-permanente du contenu de la fonction copier-coller sans y être autorisé explicitement par l’utilisateur, et ce, même lorsque l’application n’est ouverte qu’en arrière-plan. Cette fonctionnalité sert pour beaucoup à copier des données sensibles comme les numéros de téléphone, adresses personnelles, identifiants ou encore mots de passe.
Cette accumulation discrète de données collectées peut être considérée comme abusive, elle est toutefois davantage le fait d’une industrie toute entière que l’apanage exclusif de l’application chinoise.
Ces données, vitales pour Tik Tok, servent de carburant à l’algorithme qui fait son succès. L’intelligence artificielle sélectionne en fonction des goûts uniques de chaque utilisateur le contenu le plus susceptible de l’intéresser, celui qui a le plus de chance d’être consommé et d’allonger le temps passé sur la plateforme. Une plongée dans l’internet de la sérendipité. Loin d’être anodin, cet algorithme est un précieux champion que la Chine entend protéger.
Au début du mois de septembre, au climax de l’affaire Tik Tok, une nouvelle réglementation votée par Pékin ciblait les exportations nationales. Le gouvernement de Xi Jinping a interdit aux entreprises chinoises de vendre une intelligence artificielle sans autorisation gouvernementale. Un signal fort qui prouve que Pékin n’entend pas laisser la technologie au cœur de Tik Tok passer aux mains des Etats-Unis.
ByteDance dit avoir effectué cette « demande d’autorisation », sans préciser à quel sujet. Cette initiative concernerait vraisemblablement le fameux algorithme.
Une menace polyforme
Comme toute menace sur les données personnelles, celle que représente Tik Tok est polyforme. Elle nous concerne tous à différents niveaux, en tant qu’individu, en tant qu’entreprise et en tant que nation. Ce qui la rend propice aux thèses les plus paranoïaques et conspirationnistes. Pour faciliter l’exercice d’analyse, commençons par sa dimension macro-économique.
(A) En premier lieu il y a ce que les gouvernements appellent “menace à l’économie nationale” (même si ce terme revêt un sens politique incertain).
La Chine, de part son dirigisme économique et l’omniprésence du parti communiste laisse en permanence planer l’ombre d’un favoritisme et d’une stratégie de domination sur l’échiquier mondial.
Une des (mauvaises) solutions évoquées par nos gouvernants est une escalade protectionniste. Perçue comme un bouclier, elle biaise en réalité le mécanisme de fixation des prix et mène à l’augmentation inexorable des taxes et barrières à l’entrée. C’est le consommateur final qui en paie les frais, en voyant le prix d’un produit augmenter, une liste d’attente se créer ou en le voyant tout bonnement disparaître des rayons de son supermarché.
Cette vision court-termiste tend à oublier que nos économies sont fortement interdépendantes et que nuire à son voisin engendre bien souvent une réaction du même type de sa part. L’escalade est alors lancée à celui qui taxera le plus les importations, appauvrissant in fine les consommateurs et entreprises de son propre pays, via l’augmentation du prix des consommations intermédiaires et des produits finis.
Ce principe d’interdépendance des économies est illustré notamment par l’histoire du crayon (contée ici par Milton Friedman).
Quant à l’argument du bien-fondé de l’utilisation d’un réseau social, cette décision n’a aucune raison valable d’être entre les mains du législateur ; qui plus est s’il tente de privilégier une entreprise concurrente offrant le même service. Les clients votent avec leurs pieds, en plébiscitant ou abandonnant les services proposés selon leurs envies.
Libre à nos entrepreneurs nationaux de créer un réseau social concurrent, qui saura conquérir le cœur de la génération Z. Aucun directeur au plan ne semble avoir laissé sa trace dans l’histoire en ce domaine.
(B) Ensuite est invoquée la menace à la sécurité nationale, en son sens le plus diplomatique et militaire. Sans s’étendre sur le sujet, cette menace nous renvoie aux souvenirs des déclarations d’Edward Snowden ou Julian Assange et relève de l’action des services diplomatiques et de renseignements de chaque nation. Censés protéger les intérêts de ses citoyens. Capter et traiter des informations relevant de la sécurité nationale d’un État à son insu, bien plus qu’un simple incident diplomatique, peut mener jusqu’au conflit armé. La génération Z constituerait alors le cheval de Troie idéal pour capter des informations sensibles, surveiller et espionner.
Cette seconde menace, bien plus concrète, reste cependant à nuancer tant elle sert d’épouvantail pour justifier des mesures protectionnistes prises par les gouvernements (comme celle à l’encontre de Huawei aux Etats-Unis).
(C) Enfin une menace qui touche chaque citoyen en tant qu’individu, sur sa vie privée, ses droits naturels, civiques et ses libertés fondamentales.
« Nous devons être vigilants sur le risque que des données privées et sensibles soient transférées à des gouvernements abusifs, y compris le nôtre. (…) Mais bannir une plateforme, même si c’était légalement possible, nuit à la liberté d’expression en ligne et ne fait rien pour résoudre le problème plus vaste de la surveillance gouvernementale non justifiée » rappelle à ce sujet Jennifer Granick de la puissante organisation American Civil Liberties Union (ACLU) aux Etats-Unis.
Mais cette réflexion sur la meilleure façon de protéger les individus semble pour l’heure encore secondaire.
Dans les faits, la législation européenne, censée proteger les citoyens et les États membres a montré son incapacité ne serait-ce qu’à démarrer une investigation. Il semble que nous soyons arrivés à l’anomie, causée non pas par l’absence de règle mais par son exact opposé, un enchevêtrement illisible menant à une inertie totale et ayant pour résultat l’impossibilité de protéger les individus, leurs droits et leurs libertés. Une réforme structurelle semble inéluctable pour sortir de cette impasse.